Formé à la sociologie puis à la peinture au côté de Fernand Léger, ce fils de Manhattan a révolutionné son art avec la parution de son livre sur New York en 1956.
Le photographe américain William Klein, qui s’est imposé dans la photographie de mode et la photographie urbaine, est décédé samedi soir à Paris à l’âge de 96 ans, a annoncé lundi dans un communiqué son fils Pierre Klein. Mort «paisiblement», William Klein le terrible a révolutionné la photographie par ses images coup de poing traduisant la fébrilité et la violence des grandes villes, y mettant la mode au coeur de la vie, ôtant toute velléité inoffensive au sexy de l’image. Une longue carrière où l’art, la peinture, la mode et le cinéma se sont mêlés.
«Dans l’histoire de la photographie, Klein occupe, en France tout du moins, une place capitale : il a proposé, à la manière d’un « anti-maître » une pratique ouverte, hybride et décomplexée de la photographie. Associée à l’art de peindre comme de filmer, la photographie s’est enrichie ainsi considérablement», souligne l’historien de la photographie, Michel Poivert (La photographie contemporaine, édition revue et augmentée, Flammarion, 2018).
«A un moment où régnait un ordre moderniste défendu par Henri Cartier-Bresson, fondé sur la géométrie de l’instant, Klein propose une alternative à la tradition humaniste et apporte des États-Unis une liberté qui, notamment, passera par le livre qui est devenu désormais le grand lieu de création pour un photographe. Sur le plan international, il forme avec Robert Frank une manière de tandem qui a inspiré plusieurs générations de photographes, en repoussant toutes les limites du métier et d’une pratique consciencieuse de la photographie, c’est cet « inconscient photographique » qui a été libéré et qui a ouvert à la création la plus contemporaine.»
Né le 19 avril 1928 à New York, au sein d’une famille juive orthodoxe, William Klein grandit à Manhattan. Le jeune Américain avait découvert l’Europe en faisant son service militaire. Il était le beau personnage de la photographie, tout en prestance et formules cinglantes, bel homme au charme cruel dont il fallait esquiver les flèches. Ce fils de réfugiés juifs hongrois qui étudia la sociologie, puis la peinture à Paris dans l’atelier de Fernand Léger, a cultivé sa réputation de «bad boy» charmeur au talent toujours en mouvement.
En 1954, il conçoit un journal photographique documentant son retour à New York. Sans formation traditionnelle, il ignore les tabous, emploie le grand angle, le grain, le flou, les contrastes violents, les accidents et les cadrages inhabituels comme on expérimente un champ nouveau de l’art. Il en résulte son premier livre Life is Good and Good For You in New York : Trance Witness Revels. Il est publié à Paris en 1956, Londres et Rome mais pas à New York, car jugé trop violent et peu flatteur pour les États-Unis. Il remporte en France le prix Nadar en France.
En 1958, Klein tourne Broadway by Light, sans doute le premier film pop, et au milieu des années soixante abandonne la photographie pour le cinéma. Dans les années 80, il renoue avec la photographie, expose dans le monde entier et publie une dizaine de livres. En 2008, il publie un recueil de ses grandes photographies revisitées par des interventions à la peinture sur des contacts agrandis, Contacts. Artiste protéiforme, il s’attaque à d’autres réalisations de films (Muhammad Ali the Greatest, Le Couple témoin…) dont il crée aussi les affiches. Avec feu Robert Delpire, le grand éditeur de la photographie, il signe Qui êtes-vous Polly Maggoo? d’inspiration très nouvelle vague.
«En 1996, j’ai organisé une exposition de William Klein à la Fundació « la Caixa » à Barcelone, nous raconte Marta Gili qui fut directrice ensuite du Jeu de Paume à Paris. «Afin de la préparer, j’ai rencontré Klein à plusieurs reprises à Paris. J’étais impressionnée pour son regard aigu et provocateur sur le monde, et son approche de la photographie pas du tout conventionnelle. Il m’avait expliqué qu’il travaillait avec l’accident photographique, que très souvent il avait provoqué de façon intentionnée (avec sa peinture, son graphisme, mais aussi directement sur le dispositif). Il a usé de manière subversive de l’appareil photographique, transgressant le dictat de l’époque à propos de la photographie.»
«Il cherchait à être un photographe révolutionnaire et à fâcher le spectateur qui cherchait « la belle image ». Son livre New York, 1954-1955, série qu’il a réalisé quand il avait que 26 ans, est devenu un objet de culte, explique la farouche Catalane qui est désormais directrice de l’école photo d’Arles. Sa vision critique et parfois ironique du monde est aussi très présent dans ses films (que je considère indissociables de son travail photographique) : Broadway by light, Qui êtes-vous Polly Magoo ? « Festival Panafrican d’Alger », 1969, ou « Mohammed Ali The Great », pour citer que quelques-uns. Pour moi, William Klein est le photographe qui n’aimait pas le consensus, un chercheur infatigable des possibilités créatives et narratives des images fixes et en mouvement, du graphisme, de la composition, et surtout un homme avec un grand sens critique de la société et ses impostures.»
Décadrage, flous, grains, mouvements et bougés, forts contrastes, son New York marqua donc une rupture dans les codes photographiques et suscita des réactions vives. La Tate Modern l’a rappelé dans sa formidable exposition «William Klein Daido Moriyama», en 2012, où sa vitalité et son invention graphiques explosaient en très grand format. «Klein était l’un des artistes le plus singulier de son temps. De la peinture à la photographie, du film et à l’installation, de la Street Photography à l’abstraction, il a repoussé les barrières des mediums et des styles qui l’intéressaient», souligne Simon Baker qui l’exposa à Londres, bien avant de devenir directeur de la MEP à Paris. «J’ai rencontré Klein en travaillant sur sa première exposition majeure – depuis des années – au Royaume-Uni. À la Tate Modern, nous avons montré son travail à côté de celui de Daido Moriyama. Son livre clef, New York, a révolutionné la photographie au Japon, et donc, on peut dire dans le monde entier. Un personnage irascible et parfois qui suscitait le conflit, il a gardé une grande énergie et une curiosité intarissable jusqu’à la toute fin de sa carrière».
En décembre 2005, le Centre Pompidou inaugura une grande rétrospective de son œuvre et co-édita un livre de 400 pages. «C’était une exposition rétrospective dans laquelle on avait voulu insister sur la grande diversité de son travail. William Klein faisait de la photo pour faire autre chose : des livres, des grandes fresques murales. Pour lui, la photo était un matériau de départ à réutiliser», se souvient Quentin Bajac, alors en charge de la photo à Beaubourg, aujourd’hui directeur du Jeu de Paume à Paris après un crochet par le MoMA de New York. «Le travail avec William était souvent un travail d’affrontement. Il aimait être contre, prendre le contre-pied et contredire… Surtout quand on représentait une institution ! Par ailleurs, je voulais davantage montrer ses travaux historiques et lui voulait montrer ses travaux contemporains. Au final, on était arrivé au milieu du gué ! Ce fut une très bonne dynamique, moins muséale sans doute que si j’avais choisi tout seul. On s’était bien entendu, si cela avait un sens avec William».
L’artiste américain est très présent dans les collections du Musée national d’art moderne qui l’a exposé en grand, par deux fois en 40 ans (Alain Sayag dès les années 1980). Il faisait encore partie de l’exposition sur «Photographie, design et graphisme» en 2017dans la galerie de photographie. Il compte 84 oeuvres dans les collections du Cnap (Centre national des arts plastiques).
En 2012, ce fut donc la Tate Modern à Londres qui le consacra de l’exposition croisée « William Klein + Daido Moriyama ». Elle fut suivie par des expositions au Foam à Amsterdam (2013), à l’Abbatiale Saint-Ouen à Rouen (2016), au Palazzo della Ragione à Milan (2016), au C/O Berlin (2017), à la Fundacion Telefonica à Madrid (2019) et à La Pedrera à Barcelone (2020). Les Rencontres d’Arles l’ont exposé en 2016 et lui ont rendu un grand hommage au Théâtre antique en 2018 pour ses 90 ans. En cours d’élaboration, une prochaine grande rétrospective est prévue au Chengdu Contemporary Image Museum.
«Ce n’est pas au William Klein portraitiste que l’exposition United States of Abstraction : les artistes américains à Paris, 1946-1964 s’est intéressée (Nantes, Musée d’arts juin-juillet 2021, Montpellier, Musée Fabre, août-octobre 2021), mais au peintre abstrait et surtout au photographe expérimentateur des années 1950», nous confie Sophie Lévy, directrice du Musée d’arts de Nantes. «Durant la préparation de l’exposition, Claire Lebossé, co-commissaire avec Maud Marron-Wojewodski et moi-même, a contacté le studio de l’artiste. Pierre-Louis Denis et Tiffanie Pascal ont été d’une grande aide pour rassembler les oeuvres dans l’exposition. William Klein était déjà trop faible pour nous rencontrer. Mais nous avons pu grâce au studio rassembler des photogrammes abstraits de 1952, et un étonnant projet d’oeuvre pré Op’ Art, comprenant des panneaux pivotants permettant au regardeur d’intervenir dans la construction de l’oeuvre. Outre ses connexions avec le monde de l’avant-garde à Paris (il fut un élève de Fernand Léger, il côtoya Max Bill, Jack Youngerman et Ellsworth Kelly), entre 1948 et 1953, c’est son intérêt pour la photographie expérimentale, l’abstraction, et le mouvement qui, bien avant ses photographies réalistes, nous ont fascinées. »
Invité très «rock star» de Visa pour l’Image à Perpignan en 2010, il secoua son public de sa rude franchise qui faisait trembler son auditoire et refroidissait plus d’un journaliste. Téméraire était celui qui osait lui poser une question critique ! Réputé «intenable», charmeur et dangereusement cabot, le photographe, réalisateur, documentariste vivait en France depuis sa rencontre avec Jeanne Florin, avec qui il partagea sa vie jusqu’à sa disparition en 2005. Le photographe, qui a côtoyé des personnages traqués par les paparazzis (il réalisa le film Mister Freedom avec l’inimitable Delphine Seyrig, sur une musique de Serge Gainsbourg en 1969), avait gardé, malgré l’âge et ses tracas, une franche virulence.
Même les ultimes années, même la faiblesse physique, ne l’ont guère assagi. Dandy échevelé en chaise roulante, il sortait encore, en juin 2020, pour le vernissage d’«Hexagone», l’exposition d’Eric Bouvet et de Yan Morvan issue des Rencontres d’Arles, accrochée dans les allées de la Gare de Lyon.
Créé en 2019, un grand prix de photo de l’Académie des beaux-arts porte le nom de cet Américain à Paris qui fut pour beaucoup un exemple d’indépendance et de créativité à suivre. Le secrétaire perpétuel Laurent Petitgirard et les membres de l’Académie des beaux-arts ont appris «avec beaucoup de tristesse le décès de William Klein, photographe, peintre, plasticien, graphiste, réalisateur de films documentaires, publicitaires et de fiction». Sous l’égide de William Klein et en hommage à son œuvre, l’Académie a créé en 2019 le « Prix de Photographie de l’Académie des beaux-arts – William Klein ». Ce prix de 120 000 euros, créé avec le soutien du Chengdu Contemporary Image Museum, récompense un/une photographe de toute nationalité et de tout âge pour l’ensemble de sa carrière et de son engagement en faveur de la photographie. Il a été décerné en 2019 au photographe Raghu Rai et en 2021 à Annie Leibovitz. La star des photographes était sortie rayonnante de cet honneur en forme de confrontation.
«Conformément à sa volonté, les obsèques se dérouleront dans la plus stricte intimité», a précisé son fils, indiquant qu’un hommage public lui serait rendu ultérieurement.