Pourquoi l’Arabie saoudite nous en veut-elle et se montre-t-elle encore plus dure que la Russie face à l’Occident ? Avec la guerre énergétique qui se joue depuis 2022, ce pays tire-t-il les ficelles de ce marché ? Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, apporte des explications.

Le bras de fer entre Vladimir Poutine et l’Otan se poursuit, mais la Russie n’est pas le seul pays qui plombe l’économie de l’Occident. L’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane se frotte les mains du conflit en Ukraine et profite d’une position enviable : elle maîtrise le marché du gaz et du pétrole, s’octroyant les faveurs des deux camps.
Déjà sous les projecteurs suite au contrat juteux proposé à Cristiano Ronaldo dans le club saoudien d’Al-Nassr, quel est le poids de ce pays sur les relations internationales ? Pierre Conesa, agrégé d’Histoire et énarque, a longtemps été haut fonctionnaire au ministère de la Défense. Il est aussi l’auteur de nombreux articles dans Le Monde Diplomatique mais aussi d’un certain nombre de livres. Il revient sur les éléments qui démontrent l’omnipotence de ce pays de la péninsule arabique.
Une réhabilitation au parfum de vengeance
À l’été 2022, la presse a pu découvrir le retour à l’avant-plan international de Mohammed ben Salmane. La France d’Emmanuel Macron ou les États-Unis de Joe Biden ont négocié tour à tour avec le prince héritier saoudien pour juguler la hausse des prix du pétrole sur le marché. Les Occidentaux, en guerre énergétique avec la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, espèrent que le premier pays exportateur de pétrole ouvre les vannes pour diminuer l’inflation.
Riyad résiste néanmoins à ces pressions et semble même se venger quelque peu de l’affaire Jamal Khashoggi. Depuis l’assassinat de ce journaliste, critique du pouvoir, à l’ambassade d’Arabie saoudite à Istanbul en 2018, Ben Salmane était passé au rang de paria chez les Occidentaux.
« Ce choc n’était pas le premier mais le plus visible grâce aux Turcs puisqu’ils avaient sonorisé le consulat saoudien à Istanbul et donc au fur et à mesure que les Saoudiens niaient leur responsabilité, les Turcs sortaient des éléments » rappelle Pierre Conesa. « C’était quand même un épisode dans lequel il était difficile de nier la responsabilité de l’Arabie saoudite, mais en même temps, ce n’était pas le seul. Jusque-là on était passé sur tous les excès de l’Arabie saoudite et le plus important était évidemment le 11 septembre puisque rappelez-vous qu’il y avait 15 Saoudiens sur 19 terroristes. Or, dans le discours que fait George Bush en janvier 2002, il accuse l’Iran l’Irak et la Corée du Nord. Donc vous voyez la puissance de ce pays qui se sentait préservé de toute accusation, qui pouvait nier, disant que ces terroristes n’avaient rien à voir avec l’Arabie saoudite ».
Ce pays a en effet tissé des relations complexes avec l’Occident, bénéficiant pendant longtemps, d’une position toujours favorable. Il recevait la protection des États-Unis et de l’armement français en échange des hydrocarbures. Difficile pour ces derniers de s’en détourner… d’autant qu’ils se retrouvent, malgré eux, mêlés au conflit au Yémen. « C’est le seul pays arabe qui n’a pas fait la guerre à Israël […] Pour la première fois, on se retrouve à avoir des doutes existentiels dans l’exportation d’armements puisque les missiles sont français, les avions sont américains ou britanniques. On est obligé, pays occidentaux, de demander d’arrêter. L’affaire Khashoggi est venue sur cet arrière-fond. Aujourd’hui, alors que la Russie ferme les robinets, l’Arabie saoudite a l’occasion de se venger (en disant) : ‘c’est vous qui avez besoin de moi et pas moi qui ai besoin de vous’. On est dans la problématique du maître et de l’esclave : il peut encore tarir le flot énergétique, profiter de la hausse des cours du pétrole et le pays sera encore plus riche qu’il ne l’est aujourd’hui, et en plus avec ce moyen politique de dire : ‘quand la Russie fait défaut, vous dépendez de nous' ».
L’allié qui se fait désormais respecter
En octobre 2022, les pays de l’Opep + ont décidé de diminuer leur production, contribuant à une plus forte hausse des cours du pétrole, au point d’étonner la Russie elle-même.
Une décision à laquelle a participé l’Arabie saoudite, qui peut se permettre ce genre de restriction puisque grâce à ses réserves financières colossales, elle profite d’un matelas financier confortable… et passe à un rang plus estimable aux yeux occidentaux que celui d’un allié qui n’était que rarement consulté. Depuis le Pacte du Quincy en février 1945, en échange de la protection de la dynastie Saoud, le pays fournit les États-Unis en pétrole. Il était, à l’époque de la Guerre froide, considéré comme un allié précieux. Sa forte empreinte religieuse était vue comme un barrage au communisme, au point pour les Occidentaux de craindre davantage le socialisme arabe de Nasser que le salafisme.
Pour l’ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense et agrégé en Histoire, le « complexe saoudien » doit d’ailleurs être analysé sur son évolution territoriale.
Le pays tel qu’on le connaît naît au XVIIIe siècle, en plein milieu du désert du Hedjaz, mais aussi grâce à la famille Saoud et à Abdelwahhab. Ce dernier, selon Pierre Conesa, estime que l’Islam à l’extérieur de la péninsule, « s’est perverti : le calife est un Turc, il y a des familles islamiques qui n’ont plus rien à voir avec les Salafs, les compagnons du prophète. Donc le wahhabisme est une espèce de retour aux sources qui se justifie par cette géopolitique du désert, c’est-à-dire que personne n’avait cherché à coloniser le désert, il n’y avait pas le pétrole à l’époque. Cette construction du royaume d’Arabie saoudite, va consister à prendre les lieux saints, à en chasser la famille du Chérif de La Mecque, qui était lui le véritable descendant de la tribu du prophète. Les Saoud, qui n’ont pas cette légitimité religieuse, sont obligés de s’appuyer sur une hiérarchie religieuse et Al ach-Cheikh, c’est-à-dire tous ces descendants d’Abdel Wahab qui ont contribué à propager partout le salafisme sur la planète ».
Qui est le nouveau maître du jeu depuis la guerre en Ukraine ?
L’Arabie saoudite livre aussi davantage un autre géant économique et militaire en pétrole : la Chine.
Une alliance qui n’étonne pas Pierre Conesa : « Celui qui distribue les cartes, c’est Mohammed ben Salmane dans cette affaire. Ce qu’il veut surtout montrer, c’est qu’en ayant été longtemps sous la dépendance exclusive des États-Unis et des Occidentaux, il peut s’en défaire ».
Et son indépendance économique et militaire s’est déroulée à son meilleur moment :
Évidemment il a choisi le moment le plus opportun puisqu’on est dans la crise en Ukraine et qu’il est le fournisseur alternatif du robinet russe progressivement fermé par Poutine. Il a d’ailleurs certainement quelques bons conseillers, meilleurs que ceux de Poutine.
Embargo historique sur les autres producteurs de pétrole
Est-il alors possible s’extirper de la mainmise saoudienne ? Difficile à prédire car les Occidentaux se sont empêtrés eux-mêmes dans cette situation d’après l’ancien haut fonctionnaire français.
Les autres pays producteurs de pétrole sont sous embargo occidental comme l’Iran depuis 1979 qu’on se refuse de solliciter ou l’Azerbaïdjan et son pétrole du Caucase qui fournissait la moitié de la production mondiale du pétrole avant 14-18 et diabolisée à cause du conflit avec l’Arménie. Alors celui qui détient la clé, serait ben Salmane lui-même :
On ne peut pas le diaboliser lui sinon il n’y a pratiquement plus de fournisseur capable d’approvisionner l’Occident qui est un énorme consommateur d’énergie. Il y a donc toute une géopolitique qui s’est dessinée au fil du temps mais qui fait que les Occidentaux sont dans un cul-de-sac et l’homme qui peut les sortir de là, c’est Mohammed ben Salmane.
Et l’utilisation d’autres modèles de véhicules sans recours au pétrole semble pour l’instant illusoire. « On n’a pas résolu le problème de fond qui est l’extraordinaire boulimie énergétique dont les Occidentaux ont besoin » estime Pierre Conesa qui déplore que les Européens resteront aussi plus affectés par le yoyo de la courbe des prix du pétrole car les Américains continuent eux d’exploiter le pétrole de schiste présent sur leurs terres.