En mode fiction romancée, à mi-chemin entre le documentaire et le cinéma du dimanche soir, une série télé décrit la mécanique judiciaire « loupée » d’une histoire d’ « inceste de palier », celle d’Outreau. Un récit tronqué qui arrange ?

Un fiasco judiciaire. On le claironne ainsi, encore aujourd’hui. Mais est-ce en ces termes qu’il faille vraiment qualifier l’affaire d’Outreau. L’histoire du tristement célèbre « circuit » pédophile du Nord-Pas-de-Calais ressurgit 17 ans après les faits, à la télévision. Sortez vos mouchoirs, France 2 propose, mardi soir en prime time, les deux derniers des quatre épisodes de la série « L’affaire d’Outreau », signé Agnès Pizzini et Olivier Ayache-Vidal. Celle-ci revient dans un format hybride romantico-dramatique, à la jonction de la série et du théâtre, sur ce procès à l’issue duquel quatre adultes ont été reconnus coupables d’actes pédophiles sur douze victimes de moins de 15 ans – les plaintes de cinquante autres enfants ont été classées sans suite. Une affaire qui a aussi conduit treize personnes vers l’acquittement par le juge de la liberté de la détention de l’époque. Accusés à tort ?
Quelques années plus tard, après l’acquittement, une enquête préliminaire avait été ouverte en 2016 à l’encontre de Franck Lavier, l’un des accusés dans cette affaire, pour « agressions sexuelles et viols » présumés sur sa fille de 17 ans, selon le parquet de Boulogne-sur-Mer, confirmant une information du journal Le Parisien. Les auditions de sa fille Cassandra menées dans le cadre de cette enquête mettaient en cause son père pour plusieurs faits d’agression sexuelle et de viol. On s’interroge d’ailleurs sur l’absence d’un tel témoin dans la série de France 2. L’homme avait été condamné plus tôt, en 2004, avec sa femme Sandrine, à six ans de prison pour le viol de sa belle-fille et pour agressions sexuelles sur quatre enfants par la cour d’assises de Saint-Omer. La Cour d’Appel de Paris les acquittera parmi les autres accusés désignés, avec les excuses publiques de feu Jacques Chirac, président de la République.
L’indignation après la diffusion des deux premiers épisodes
Françoise Laborde, l’ancienne présidente du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) et présentatrice du JT de France 2, s’est livrée à une véritable campagne de révisionnisme judiciaire, en marge de la diffusion de cette série :
Outreau est une honte et une mascarade. Et cette série accrédite l’idée que des innocents ont été condamnés. Quelle honte ! On sait bien depuis que les violeurs ont été acquittés et les enfants sacrifiés !
#Outreau est une honte et une mascarade et cette série accrédite l’idée que des innocents ont été condamnés Quelle honte ! On sait bien depuis que les violeurs ont été acquittés et les enfants sacrifiés ! https://t.co/47Z4ociTd4
— Francoise Laborde (@frlaborde) January 16, 2023
Jacques Thomet, ancien journaliste à l’AFP, s’est dit « écœuré » sur LinkedIn :
Sur le plateau de « L’invité » de TV5 Monde, la réalisatrice du film « Les Chatouilles », Andréa Bescond a rompu le flot de critiques dithyrambiques que suscite la série documentaire dans la presse :
Je trouve qu’il y a toujours une façon de décrédibiliser la parole de l’enfant en France. Dès qu’il y a une occasion, on la saisit,
a chargé la réalisatrice, elle-même victime de violences sexuelles durant son enfance.
Récompensée du César de la meilleure adaptation en 2019, elle a encore analysé :
Si c’est sur l’angle d’un fiasco judiciaire et des mensonge prodigués par des enfants, je ne pense pas que cela soit quelque chose de salutaire. Je pense qu’au contraire, tout est encore là pour décrédibiliser la parole de l’enfant à qui l’on dit de s’exprimer sur les faits d’inceste ou de viols qu’il ou elle peut subir, et quand c’est le cas, on va dire que l’enfant ment, que l’enfant est manipulé et que l’enfant ne dit pas la vérité.
Notons qu’en plus des témoignages de quatre des treize personnes acquittées en 2005, Thierry Dausque, Daniel Legrand (fils), Alain Marécaux (huissier de justice) et Dominique Wiel (prêtre-ouvrier) les auteurs de cette docufiction donnent la parole à Jonathan Delay, l’un des trois enfants du couple Badaoui-Delay. Cherif, l’ainé, étant né d’un autre père. Jonathan évoque donc son statut ambivalent de victime de viols qui ont brisé sa vie; coupable – comme beaucoup – de mensonges qui en ont brisé d’autres. Pour autant, le temps passe et n’atténue pas la sidération.
En février 2018, lors des auditions sur la prise en charge des victimes de viols, le psychiatre Gérard Lopez, expert auprès des tribunaux, était revenu sur les pratiques de l’avocat Éric Dupond-Moretti lors du premier procès d’Outreau. Un procès qui l’aura propulsé dans la sphère des « ténors du barreau » :
Sa reconduction au gouvernement semblait inenvisageable. Pourtant, l’avocat Éric Dupond-Moretti reste aujourd’hui ministre de la Justice dans le second quinquennat d’Emmanuel Macron. C’est là une des surprises du dernier remaniement puisqu’à en croire les rumeurs, le remerciement du ténor du barreau était le scénario le plus probable. La série de France 2 ne fait mention nulle part de son identité. L’homme était un des piliers de la défense au procès de Saint-Omer.
La politique s’en est aussi mêlée
Utiliser Outreau pour en finir avec l’exercice des juges d’instruction ? Les relations tumultueuses entretenues entre Nicolas Sarkozy et le monde de la magistrature est un secret de Polichinelle. Ces juges-enquêteurs, indépendants du pouvoir politique, capables de le placer sur écoute. Si bien qu’en 2009, l’annonce d’un projet – avorté – de suppression des juges d’instruction en France est exposé. Ils ont de tout temps été l’obsession de l’ancien locataire de l’Elysée, pour lequel « un bon magistrat est un magistrat qui obéit » :
[…] Nicolas Sarkozy, c’est vrai, a utilisé cette affaire et a même cité à plusieurs reprises l’affaire d’Outreau et le juge Fabrice Burgaud pour dire : ‘Regardez, à quel point il faut se débarrasser de ces juges quand on voit les catastrophes dont ils peuvent être responsables’,
avait déclaré le député André Vallini (PS), alors Président de la Commission d’enquête parlementaire sur cette affaire.
En effet, le candidat s’était déclaré scandalisé par l’affaire et les « errements » du magistrat, lors d’une réunion de nouveaux adhérents de l’UMP, dans une nouvelle phase de sa course à la présidentielle de 2007. Il avait justifié son aversion à l’égard des juges d’instruction dans le but d’entacher d’amateurisme l’appareil judiciaire :
[…] Je voudrais dire également ma stupéfaction, après les conclusions de l’inspection judiciaire sur les conséquences d’Outreau. Alors donc, il n’y a pas de responsables, pas de coupables, et pas de sanctions. Il y a simplement quelques personnes qui ont fait trois années de prison pour rien. Et bien moi, je dis, ce n’est pas normal.
Force est de constater que ce sont bel et bien ceux en charge des dossiers politico-financiers qui hantent aujourd’hui l’homme politique.
France Télévisions se dédouane
« ‘Il n’y a de pire souffrance que l’injustice’, écrit France Télévisions pour présenter cette série. Soit. La société nationale de programmes a déclaré « pour la première fois, une série sur l’affaire d’Outreau donne la parole à l’ensemble des victimes : enfant sans « S » et accusés innocentés. Le groupe rappelle être investi et engagé depuis de nombreuses années, grâce à son unique offre de programmes – documentaires, fictions ou encore magazines -, dans la lutte contre toutes les formes de violences faites aux enfants ».
Le lancement des deux premiers épisodes de cette mini-série ont été suivi. En moyenne, 3,13 millions de téléspectateurs étaient au rendez-vous mardi 17 janvier, ce qui représente 15,5% du public et 10,9% des Femmes responsables des achats de moins de 50 ans (FRDA-50), selon Médiamétrie. France 2 achèvera mardi 24 janvier la diffusion de « L’affaire d’Outreau ». Les deux derniers épisodes seront suivis d’un débat présenté par Julian Bugier qui promet, sur le même modèle des soirées continues de France 2, de « mettre les choses en perspective ». En perspective, donc.