Au Festival de Cannes, le prix d’interprétation lui est passé sous le nez. Peut-être que les Oscars corrigeront cette bévue. Le meilleur acteur de l’année est un âne.
Ses silences sont éloquents. EO se produit dans un cirque. Son écuyère est une brune farouche en justaucorps écarlate. Que lui chuchote-t-elle à l’oreille ? Sans doute des secrets qui remontent à la nuit des temps. Leur numéro tient de la parade amoureuse, du tango, du mystère très ancien. La magie opère, dans des odeurs de sciure, des sortes de ralentis. C’était compter sans les écologistes. Ceux-là! On peut leur faire confiance pour prendre des initiatives saugrenues. Interdiction d’utiliser des équidés à des fins aussi horriblement commerciales.
Le héros s’enfuit sur ses quatre pattes. Une immense tristesse baigne son regard. Il découvre le vaste monde. C’est l’inconnu. C’est la solitude. Tout le surprend. La nature est un spectacle permanent. Les humains sont beaucoup moins paisibles. Pourquoi cette violence ? À quoi bon tous ces cris ? EO n’avait pas l’habitude.
Des braiments de philosophe
Il est unique. Il ne dérange personne. Ce sage contemple l’étendue du désastre avec des braiments de philosophe. On l’attelle à une charrette de ferrailleur. Il effectue une halte dans un haras où les étalons ont presque l’air de le snober. Sa perplexité lui sert d’armure. La réalité lui glisse dessus comme l’eau sur l’aile d’un oiseau. Par moments, ses souvenirs se teintent d’une lumière rouge, comme du sang qui bat aux tempes. Les bruits paraissent remonter à la création de l’univers tellement ils sont pour lui nouveaux. Un séjour dans un refuge pour chiens ne lui donnera pas une haute idée de ses contemporains.
Un demeuré le tabasse. Des vétérinaires le soignent. Il parcourt la campagne en trottinant, sans but précis. Lui reviennent des bouffées de tendresse, comme quand Kassandra lui offrait un muffin aux carottes pour son anniversaire. Dans les bois, un renard se fige sur une branche. Une chouette s’immobilise. Il y a des loups qui hurlent à la mort. EO ne fait que passer.
Du cinéma à l’état pur
Le voilà dans une ville. Le bruit de ses sabots résonne sur les pavés. Sidéré, il s’arrête devant une vitrine où trône un aquarium contenant des poissons. On se demande s’il ne va pas les libérer. Une ruade suffirait. Des pompiers l’arrêtent. Il se sauve encore, tombe sur un routier polonais, croise un prêtre italien couvert de dettes de jeu qui l’amène dans une demeure patricienne occupée par Isabelle Huppert. Dans cette propriété, l’herbe est plus verte. Ça le change des gyrophares de la police, de ces aires d’autoroute où l’on s’égorge dans le noir. L’âne se dirige vers son destin, au milieu de vaches dociles, même pas affolées.
EO est un personnage de Dostoïevski. Skolimowski est un peintre. Les séquences constituent autant de tableaux. Certains coupent le souffle, tel ce plan d’un barrage crachant des flots. Sur un pont, EO stationne là, songeant à on ne sait quelle chimère. Dans son œil, en regardant bien, on jurerait avoir aperçu une larme.