Il y a dix ans, le monde arabe allait vivre une série de révoltes populaires improbables, un puissant souffle de liberté qui dura des mois, avant des lendemains qui déchantent. Un évènement historique qui a durablement bouleversé la région.
De l’effondrement de régimes dictatoriaux considérés comme indéboulonnables à la montée et la chute d’un « califat » jihadiste, le Moyen-Orient a vécu la deuxième décennie du XXIe siècle au rythme de ce séisme géopolitique et de ses répliques. Popularisés et référencés dans les livres d’histoire sous le nom de « Printemps arabe », ces soulèvements ont conduit à des résultats disparates, souvent décevants: nombre de pays sont dans une situation pire qu’aux premiers jours de ces révoltes, à l’aube de 2011. De la Tunisie au Yémen en passant par l’Egypte, la Libye ou la Syrie, les manifestations populaires, massives, ont été suivies au mieux de réformes précaires, au pire d’un retour à un ordre autoritaire, voire à d’interminables conflits armés. Malgré ces revers, la flamme de ce mouvement pro-démocratie ne s’est pas éteinte, comme en témoigne la deuxième série de soulèvements huit ans plus tard au Soudan, en Algérie, en Irak, au Liban.
Pour une vie digne
Quelque chose « dans la réalité narrative » de la région a changé, estime Lina Mounzer, auteure et traductrice libanaise dont l’histoire s’est aussi tissée en Egypte et en Syrie. « Je ne sais pas ce qu’il y a de plus émouvant ou de plus noble qu’un peuple qui réclame une vie digne, d’une seule et même voix », clame-t-elle. « Cela prouve que c’est possible, que les gens peuvent se révolter contre les pires despotes, qu’il y a assez de courage (…) pour faire face à des armées entières. » Tout commence le 17 décembre 2010, lorsqu’un jeune vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, excédé par le harcèlement policier, s’immole par le feu devant le gouvernorat de la petite ville défavorisée de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie. Le geste de ce jeune diplômé n’est pas une première, mais son acte désespéré libère une rage jamais vue en Tunisie. Son sort tragique se répand sur les réseaux sociaux naissants. Mohamed Bouazizi décède de ses blessures le 4 janvier 2011, alors que la contestation contre le régime du président tunisien Zine el Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 23 ans, s’est étendue comme une traînée de poudre. Dix jours plus tard, Ben Ali devient le premier despote arabe contraint de fuir sous la pression de la rue. Exilé en Arabie saoudite, il y mourra dans l’indifférence en 2019. Dans les semaines suivant sa chute, des manifestations pro-démocratie éclatent en Egypte, en Libye, au Yémen… A partir du 25 janvier, la rage exprimée dans les rues du Caire, la plus grande ville arabe, donne au phénomène le nom de « Printemps arabe ». Le monde regarde, interloqué, tandis que des centaines de milliers de personnes défilent pour exiger le départ du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. L’espoir et l’euphorie renvoyés par ces images relayées en boucle sur les chaînes d’informations chassent un temps le fatalisme de la vie politique du Moyen-Orient. Tout devient possible.
« Le peuple veut la chute du régime »
« Regardez les rues d’Egypte ce soir; voici à quoi ressemble l’espoir », écrit la célèbre auteure égyptienne Ahdaf Soueif dans le quotidien The Guardian. La détermination soudaine de peuples longtemps opprimés et réduits au silence va jusqu’à renverser certaines des dictatures les plus enracinées. D’inspiration tunisienne, une interjection -« Dégage! » (« irhal! ») – et un slogan – « Le peuple veut la chute du régime » (« Al-chaab yourid iskat al-nidham ») – déferlent un peu partout, renforçant le sentiment d’une destinée régionale commune. Ces paroles résument le puissant désir de changement et de liberté parmi des dizaines de millions d’Arabes. C’est le cri d’une génération qui ignorait jusque-là ses propres capacités. Erigé en incantation à force d’être répété, il libère un temps les peuples de leurs peurs. Un nouveau paradigme émerge au Moyen-Orient, basé sur une prise de conscience collective que les tyrans ne sont pas invincibles et que les changements peuvent venir de l’intérieur, et pas seulement du jeu géopolitique mondial. Lina Mounzer se souvient des premiers jours de ces révoltes qui ont brisé le sentiment de « défaite arabe » ayant pesé sur deux générations après la mort de l’Egyptien Gamal Abdel Nasser et de son projet nationaliste panarabe. « Il y avait un sentiment que, nous, Arabes, étions trop paresseux et las pour nous lever contre l’oppression, que nous acceptions le règne des despotes car fondamentalement déficients ou parce que nous avons été façonnés en bêtes de somme par le colonialisme et l’ingérence occidentale », dit-elle.
La nuit où Moubarak est tombé
En Egypte, l’impensable se produit le 11 février 2011: l’annonce de la démission du vieux « raïs ». « La nuit où Moubarak est tombé, j’ai pleuré de joie. Je n’arrivais pas à croire que le peuple égyptien pouvait être aussi courageux et beau. Cela ressemblait à l’aube d’une nouvelle ère », se souvient l’auteure. « Et puis, la Syrie. Si j’étais heureuse pour l’Egypte, surprise par l’Égypte, j’étais en extase pour la Syrie. » Six mois avant son assassinat à Istanbul, en octobre 2018, le journaliste et dissident saoudien Jamal Khashoggi affirmait que les révoltes arabes avaient définitivement mis fin à l’idée que les Arabes et la démocratie étaient incompatibles. « Avec le Printemps arabe, le débat sur la relation entre islam et démocratie a pris fin ». Outre Ben Ali et Moubarak, le Printemps arabe a permis de renverser Mouammar Kadhafi en Libye, Ali Abdallah Saleh au Yémen puis, huit ans plus tard, Omar el-Béchir au Soudan. Cinq dictateurs et 146 années de règne au total – sans compter les 12 ans de Saleh à la présidence du nord du Yémen avant l’unification du pays en 1990. Durant les premiers mois de ce chamboule-tout historique, l’effet domino paraît aussi inéluctable que les autocrates arabes semblaient intouchables.
Mais le « Printemps » tant attendu fera long feu. Ironie de l’histoire, l’expression « Printemps arabe », apparue fin janvier 2011, n’a été que rarement utilisée dans les pays de la région, où les termes « soulèvement » et « révolution » ont été préférés. Elle a en tous cas vite donné lieu à une expression inverse, mise en avant dans l’ouvrage de l’Américain Noah Feldman « Arab Winter » (« L’hiver arabe »). Un hiver qualifié d' »échec tragique » par l’universitaire canadien Michael Ignatieff. A l’exception de la Tunisie, le vide créé par la chute de régimes vilipendés n’a pas été comblé par les réformes démocratiques réclamées par la rue.
A l’autre bout de la région, les premières manifestations en Algérie, pays meurtri par la guerre civile, n’ont pas pris – son heure viendra en 2019. Au Maroc, le mouvement du 20-Février 2011 a été réduit au silence par des réformes cosmétiques et une sourde répression judiciaire. En Libye, les révolutionnaires se sont divisés en une myriade de groupes dans un pays plus que jamais fragmenté et sujet aux ingérences étrangères. Le Yémen, pays le plus pauvre de la péninsule arabique, s’est engouffré dans un conflit civil aux ramifications régionales. Mais la tombe du Printemps arabe restera la Syrie, où les manifestations pro-démocratie ont mué en un impitoyable conflit.