Plonger dans les paysages immersifs d’une peintre abstraite américaine et d’un impressionniste dans les dernières années de sa création. L’histoire de deux obsessions picturales cousines à deux époques différentes, tel est le propos de l’exposition « Monet-Mitchell » à la fondation Louis Vuitton.

L’histoire de l’art montre que, quelles que soient les époques, il arrive que les artistes se retrouvent à travers certaines obsessions. La fondation Louis Vuitton (groupe LVMH, propriétaire des Echos) se penche cet automne sur un cas d’école : comment deux sensibilités hors du commun se rencontrent à plusieurs dizaines d’années d’intervalle autour de leur sentiment de la nature, exprimé dans une peinture frénétique, réalisée dans un petit coin du Vexin.
L’institution propose ainsi, jusqu’au 27 février, un dialogue entre les toiles du Français Claude Monet (1840-1926) et celles de l’Américaine Joan Mitchell (1925-1992). Une plongée épicurienne dans ces deux verves. Suzanne Pagé, directrice artistique du musée parle d’une « mise en écho des oeuvres » accompagnée d’une « invitation à regarder vraiment, en y passant du temps ». La confrontation est spectaculaire, les deux artistes jouant sur la caresse visuelle par les couleurs et sur l’immersion de l’observateur.
Commençons par l’aîné. Si, comme le disait Charles de Gaulle « la vieillesse est un naufrage » , il est des personnes pour lesquelles elle représente un temps d’apothéose. C’est le cas de l’impressionniste de la première heure, Claude Monet. Devenu vieux, dans son jardin de Giverny où il habite depuis 1886, il s’en donne à coeur joie pour épanouir les teintes onctueuses de ses paysages aquatiques. Il se libère des formes, qui se diluent littéralement dans ses compositions. C’est là que son sens de la polychromie, avec les infinies nuances de bleus, verts, jaunes jusqu’au marron, prend sa pleine puissance.
Claude Monet n’est pas un artiste dont on peut résumer la carrière à une création rectiligne. À partir des années 1910 se produit même chez lui une révolution. Il y a donc au moins deux Claude Monet : celui de l’impressionnisme dit « classique » qui est passé à la postérité avec ses beaux jardins fleuris et ses femmes en grandes robes blanches et un autre, post-1912, vieux pourtant tout neuf et complètement libre.
Le premier est celui qui donnera son nom au mouvement impressionniste, avec sa petite peinture aujourd’hui au musée Marmottan de Paris. Impression, soleil levant, avec ses 63 cm de large, présente une boule orangée se reflétant dans l’eau, entourée des ombres bleutées du port du Havre en 1872. Le tableau est certes osé pour l’époque, mais le peintre prend soin d’y injecter des éléments réalistes et précis comme ce qu’on imagine être un pêcheur sur son embarcation au premier plan, ou encore, au fond, ces grues et ces cheminées qui suggèrent l’activité industrielle de la ville.
Le deuxième Claude Monet, encore plus radical, écrit en 1912 à son ami critique d’art Gustave Geffroy : « Je sais seulement que je fais ce que je peux pour rendre ce que j’éprouve devant la nature et que le plus souvent, pour arriver à rendre ce que je ressens, j’en oublie totalement les règles les plus élémentaires de la peinture, s’il en existe toutefois. Bref, je laisse apparaître bien des fautes pour fixer mes sensations. » Et c’est ce Monet-là qui est montré à la Fondation Louis Vuitton en 34 tableaux.
Pour lui faire face, dans un dialogue obsessionnel, il y a Joan Mitchell, peintre américaine du courant expressionniste abstrait, avec ses 24 oeuvres. Dans le bâtiment de Frank Gehry, en rez-de-bassin, Suzanne Pagé a également orchestré, en une cinquantaine de toiles, une rétrospective de la peintre. Joan et la France, c’est une histoire singulière. Elevée dans une famille bourgeoise de Chicago, elle a pu voir très tôt les maîtres impressionnistes au musée de sa ville, le Chicago Art Institute. À New York, elle va faire partie de la deuxième génération du mouvement des expressionnistes abstraits. Elle rencontre le succès très jeune, mais sa nature est à la liberté. La voilà donc partie en 1955 de l’autre côté de l’Atlantique. À Paris, elle rencontre celui qui deviendra son compagnon et complice artistique jusqu’en 1979, le peintre canadien, Jean Paul Riopelle. Il ne semble pas qu’elle ait vraiment fréquenté la scène artistique de la capitale française. Elle préfère trouver refuge à la campagne, où, dès que ses moyens le lui permettent, elle achète une maison en 1967.
La demeure se situe à Vétheuil dans le Vexin, là même où, à quelques mètres, le grand Claude Monet a vécu entre 1878 et 1881. Et la petite localité se trouve à peine à 18 kilomètres du « royaume » de Monet, Giverny. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, son installation précisément sur les pas de Monet est une coïncidence. Mitchell n’assumera pas cette influence alors qu’elle semble littéralement happée par les expressions picturales du maître impressionniste. Elle dira par exemple à propos des couleurs que lui inspire Vétheuil : « Le matin surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela. Moi, quand je sors le matin, c’est violet, je ne copie pas Monet. » Nul doute aussi qu’elle a eu l’occasion d’admirer le cycle des Nymphéas offert en 1918 par le vieux maître à l’Etat français dont on peut toujours faire l’expérience au musée de l’Orangerie. Les Nymphéas, alias « la Sixtine de l’impressionnisme » comme l’appelait le peintre moderne André Masson, ont été le ferment d’un pinceau puissant d’abstraction, féminin et américain, celui de Joan Mitchell.
Deux ensemble monumentaux
On ne peut pas dire que l’inspiration de Joan Mitchell soit une reprise littérale du style de Claude Monet. Certes le second parlait du désir de représenter des « sentiments » et la première employait le concept voisin de « feeling ». Mais d’abord ils n’appartiennent pas à la même époque. Monet est un enfant du XIXe siècle français et Mitchell une fille de la turbulente Amérique urbaine du XXe. Ainsi, chacun a sa méthode de travail et des objectifs différents qui conduisent néanmoins à des résultats aux nombreux points communs. Dans ses dernières années, Monet fait construire un grand atelier à Giverny qui va lui permettre de retranscrire en format géant les motifs qu’il observe dans le jardin qu’il a lui-même dessiné. Joan Mitchell, elle, s’enferme la nuit dans son studio en compagnie de ses chiens. Elle fait retentir la musique à fond. L’alcool pris à haute dose catalyse son imagination. Et elle peint sur un ton abstrait, comme l’explique Suzanne Pagé, « non seulement des choses inspirées de ses observations diurnes dans la campagne du Vexin, mais aussi ses souvenirs d’enfance en particulier au bord du lac Michigan ».
Monet est un vieux monsieur qui réalise une prouesse physique sur ses toiles immenses, tandis que Mitchell est une ancienne sportive de haut niveau, une habituée des grands gestes. Les deux sont obsédés par les effets de lumière sur les teintes. Ils jouent avec les textures épaisses et les effets de transparence. Ils partagent aussi une dominante de bleus et de verts et les couches de peintures se superposent. Le parcours de l’exposition se conclut sur deux ensembles monumentaux. Entre 1915 et 1926, Monet réalise un triptyque baptisé L’Agapanthe, dont chaque toile mesure 4,2 mètres de long. On compte jusqu’à huit couches de peintures dans ce que les spécialistes appellent ses « grandes décorations ». Mais en fait, il s’agit, comme à l’habitude chez le peintre, de nymphéas flottants sur la surface de la mare aux tonalités vertes, bleutées et violettes. Les trois peintures réunies à Paris appartiennent aujourd’hui à des musées américains. Elles ont eu un impact majeur outre-Atlantique sur la compréhension et l’influence de ce Claude Monet quasi abstrait des dernières années, particulièrement auprès du mouvement des expressionnistes abstraits.
En 1983 et 1984, Joan Mitchell réalise à Vétheuil une série de 21 tableaux, intitulée La Grande Vallée. Son compagnon l’a quitté depuis peu pour une autre femme et sa soeur vient de mourir. Dans la nuit de son atelier, Joan se débat avec la vie dans des couleurs qui éclatent. La peinture est un outil de célébration de l’existence. Dix tableaux de la série sont réunis dans l’exposition de la fondation Louis Vuitton.
« Monet-Mitchell. Dialogue et rétrospective » à la Fondation Vuitton, 8 av. du Mahatma Gandhi Paris (XVIe) 75116, jusqu’au 27 février 2023. Les expositions « Monet-Mitchell » sont organisées dans le cadre d’un partenariat scientifique avec le Musée Marmottan Monet. t/ 01 40 69 96 00. Ouvert du lundi au vendredi de 11h à 20h. Fermé le mardi. Samedi et dimanche de 9h à 20h. Plus de renseignements sur fondationlouisvuitton.fr