Comme un basique mode ou un film inoubliable, certaines senteurs traversent les époques pour devenir des légendes, et conservent leur aura dans une société en constante mutation.

Dès sa création, un grand classique incarne toujours un équilibre entre une tendance de fond, et un parti pris audacieux. “Au-delà de la qualité des matières premières et de la justesse de la composition, un parfum mythique possède son propre caractère, se démarque sans être dissonant”, explique l’historienne Elisabeth de Feydeau. On pense à Shalimar. Complètement dans la tendance capiteuse-poudrée des années 20: sa différence se joue sur quelques gouttes d’éthylvanilline qui le hissent au rang de premier oriental féminin, encore aujourd’hui au sommet des ventes.
Car ce qui forge une icône olfactive, c’est avant tout sa capacité à durer dans le temps, malgré l’évolution des goûts des consommatrices. Pour y parvenir, les grandes maisons rivalisent de techniques:
Modifier la formule du jus initial pour le moderniser (L’Interdit de Givenchy, Miss Dior).
Miser sur les flankers pour faire vivre le mythe. Sylvain Eyraud, Directeur Marketing et Communication Takasago explique : “D’une part, l’envie de plaisirs régressifs amène les marques à imaginer des déclinaisons plus sucrées, avec des notes de veltol/maltol ou de vanille (La Vie est Belle Intensément, Lancôme). De l’autre, une envie de fraîcheur et de lumière s’exprime à travers des versions plus florales (Angel Nova, Mugler)”.
Renouveler sans cesse l’image des classiques, via des égéries qui les portent avec une force et une visibilité nouvelles. L’expert cite Marion Cotillard, incarnation du chic à la française pour Chanel N°5, ou Julia Roberts et son sourire légendaire, allégorie de La Vie est Belle.
Aujourd’hui, la profusion de lancements freine inévitablement l’émergence de chefs de file. On peut toutefois imaginer, la tendance allant vers plus de naturalité, que les futurs classiques seront des bouquets floraux transparents et propres, composés d’ingrédients d’origine renouvelable. Elisabeth de Feydeau conclut : “Nous sommes dans une époque qui zappe, mais les marques sauront s’adapter pour se distinguer. Un grand classique n’est rien sans le temps qu’on lui accorde pour la création, et l’appréciation”.
N°5, Chanel – À l’origine: le « parfum artificiel” commandé à Ernest Beaux par Gabrielle Chanel, lasse des soliflores de l’époque, se compose de 80 senteurs incluant une concentration extrême d’aldéhydes, et inaugure en 1921 l’ère de la parfumerie moderne. Aujourd’hui: la formule de tous les superlatifs reste inchangée, et la maison s’applique à assurer la pérennité de ses matières premières dans ses champs grassois.
Shalimar, Guerlain – À l’origine: dévoilé en 1925, Shalimar séduit dès le départ avec son sillage exotique de vanille extrêmement charnel, et cristallise en une senteur l’effervescence des années folles. Aujourd’hui: si certaines matières premières désormais interdites ont été retirées de la formule initiale, la maison s’évertue à conserver l’essence de Shalimar grâce à des notes alternatives quasi imperceptibles au nez.
Miss Dior – À l’origine: prolongation de la silhouette femme-fleur du couturier, et imaginée comme la touche finale d’une robe couture, Miss Dior, senteur verte et sophistiquée, se veut dès sa création, en 1947, l’incarnation olfactive du Newlook. Aujourd’hui: filtré de ses notes terreuses et sombres, et enrichie d’un bouquet “millefiori” de rose, iris, pivoine et muguet, la nouvelle formule de Miss Dior fait l’effet d’une brassée de fleurs fraîches, au sillage vif et velouté.
L’Interdit de Givenchy – À l’origine : déclaration d’amour d’Hubert de Givenchy à sa muse en 1957, L’Interdit, bouquet poudré capiteux, demeure l’apanage d’Audrey Hepburn jusqu’à sa commercialisation deux ans plus tard. Aujourd’hui: depuis la nouvelle version de l’Interdit, relancé en 2018, l’effet métallique des aldéhydes et le côté poudré de la fève tonka ont disparu, remplacés par des fleurs blanches lumineuses et un duo fumé vétiver/patchouli.
Opium d’Yves Saint Laurent – À l’origine : dès son lancement en 1977, le mélange oriental d’Opium connaît un succès retentissant. Censuré dans plusieurs pays à cause de son nom évocateur, le parfum du scandale inaugure l’ère du marketing, multipliant les prédictions de vente par 15. Aujourd’hui: même cœur de jasmin et même fond oriental pour Black Opium, qui s’impose dès 2014 grâce à un sillage caféiné plus moderne.