Durant une année, la romancière a consigné ses visites au centre commercial de Cergy-Pontoise. « Un grand rendez-vous humain, un spectacle », écrit-elle.
Qui a dit que les écrivains vivaient en dehors de la réalité ? Beaucoup le pensent. Mais c’est un reproche qu’on ne peut pas faire à Annie Ernaux. On connaît l’écrivain pour ses très beaux textes aux accents autobiographiques : Les Armoires vides, Les Années, La Place (Prix Renaudot en 1984)… une dizaine de ces récits et romans qui ont marqué les lecteurs sont rassemblés en un volume, Ecrire la vie, dans la collection «Quarto». Avec son nouveau récit, Regarde les lumières mon amour (Seuil, collection «Raconter la vie»), la romancière va encore plus loin dans ce qu’on appelle «la vraie vie». Durant une année, de novembre 2012 à octobre 2013, elle a scrupuleusement consigné dans un journal ses visites à Auchan, au centre commercial des Trois-Fontaines, à Cergy, dans le Val-d’Oise. Elle évoque son projet: «Voir pour écrire, c’est voir autrement.» Annie Ernaux a fait d’Auchan sa comédie humaine.
«Je définirais volontiers cet espace – appelé d’ailleurs Grand Centre- comme une addition, voire un emboîtement, de concentrations massives, qui ensemble créent une animation considérable durant la journée et un désert le soir.» Pourquoi s’est-elle intéressée à ce centre commercial? «L’hypermarché comme grand rendez-vous humain, comme spectacle, je l’ai éprouvé à plusieurs reprises. La première fois, de façon aiguë, avec une vague honte. (…)» Et un peu plus loin: «Pour «raconter la vie», la nôtre, aujourd’hui, c’est sans hésiter que j’ai choisi comme objet les hypermarchés.»
La collection «Raconter la vie»
Ce livre est né d’un projet de Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, et de Pauline Peretz, qui viennent de lancer la collection «Raconter la vie» aux éditions du Seuil. Un projet aussi simple qu’ambitieux. Pierre Rosanvallon explique sa démarche sur son site : «Par les voies du livre et d’Internet, «Raconter la vie» a l’ambition de créer l’équivalent d’un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays.» Et de souligner qu’il veut «répondre au besoin de voir les vies ordinaires racontées». Peut-être Pierre Rosanvallon le sait-il, cette idée avait été longuement mûrie par Albert Camus et son ami Louis Guilloux qui projetaient de lancer «Chroniques anonymes». Comme eux, l’historien des idées vise à faire entendre «les voix de faible ampleur». Ce n’est pas qu’une ambition littéraire, il s’agit de faire «sortir de l’ombre des existences et des lieux». Les contributions sont signées d’écrivains comme Annie Ernaux, Nathalie Kuperman ou Ève Charrin, et, surtout, d’anonymes, et parfois les deux ensemble: l’écrivain prêtant sa plume à l’anonyme.