Emir de la résistance, saint combattant, fondateur de l’Etat algérien, précurseur de la codification du droit humanitaire moderne, guerrier, homme d’État, apôtre… Les épithètes – souvent impressionnantes, mais aussi contradictoires – ne manquent pas lorsqu’il s’agit d’évoquer la mémoire du grand Abd el-Kader. Mais connaissons-nous vraiment sa vie, son oeuvre ?

Arthur Rimbaud le surnomma « le petit-fils de Jugurtha », Gustave Flaubert, lui, indiquait de cet homme qu’“émir” ne se dit qu’en parlant de lui. Qui ? Abd el-Kader. À l’aide de recherches fouillées, de sources nouvelles et de collections inédites, le Mucem à Marseille dévoile le fil chronologique de la vie de l’émir algérien et explore certains aspects saillants de sa personnalité́ et de son action, à travers une exposition enveloppante. Par-delà les éloges et les critiques, la fascination qu’Abd el-Kader continue d’exercer, invite le public à une meilleure connaissance de son experience d’homme ; une expérience riche d’enseignements pour les générations actuelles et futures.
Abd el-Kader, entre orient et occident
Au XIXe siècle, l’Europe connaît un renouvellement politique sans précédent à la suite de la Révolution française. Deux puissances à visée impériale, la France et la Grande-Bretagne, se font face en Méditerranée, pour certains « lit nuptial entre l’Occident et l’Orient ». Deux événements majeurs ont marqué le siècle: la campagne d’Égypte menée par le général Bonaparte en 1798, à laquelle la suprématie de la flotte anglaise a porté un coup d’arrêt ; l’ouverture du canal de Suez en 1869.
Abd el-Kader Ibn Muhyî ed-Dîn naît vers 1808 au sud d’Oran, tandis que le capitaine Boutin mène pour Napoléon une reconnaissance secrète des abords d’Alger qui servira quelques années plus tard à la conquête coloniale, et meurt en 1883, peu après la jonction entre Méditerranée et mer Rouge. L’émir a connu un destin exceptionnel. Chef combattant puis captif exilé, érudit et mystique soufi, il fut en prise avec les plus grands enjeux historiques, intellectuels et spirituels de son temps qui résonnent encore aujourd’hui.

En grandissant, il est un jeune homme destiné à l’étude religieuse. Avec la prise d’Alger par les Français en 1830 et la chute de la régence turque, il devient en 1832, à la place de son père, le chef de la résistance dans l’ouest algérien. Le jeune émir se révèle un stratège remarquable, qui sait aussi négocier la paix. Avec le traité de la Tafna en 1837, il obtient un vaste territoire et organise les bases d’un premier État et d’une armée régulière, bat monnaie, collecte l’impôt et noue des relations diplomatiques. À partir de 1839, la guerre s’intensifie: l’armée française d’Afrique bénéficie de renforts et pratique la politique de la terre brûlée pour affamer les populations. En 1843, la prise de la smala, capitale mobile de l’émir, affermit la supériorité française.
Abd el-Kader se replie au Maroc, mais les attaques redoublées de la France contre le royaume chérifien le privent de cet appui. Il ne peut soutenir longtemps les efforts de guerre consentis par la France. Fin 1847, il décide de déposer les armes, à la condition de pouvoir émigrer en terre d’islam.

L’illustre captif
Le 29 décembre 1847, la frégate L’Asmodée accoste en rade de Toulon avec, à son bord, Abd el-Kader, sa famille, ses compagnons d’armes et leurs serviteurs. Tous sont confiants. Cette escale doit permettre au gouvernement français d’entériner la promesse du duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, à l’émir: lui et ses fidèles auront la vie sauve et bénéficieront d’un sauf-conduit pour le Proche-Orient. Une semaine plus tard, le transfert des Algériens aux forts Lamalgue et Malbousquet, prisons d’État, révèle qu’il n’en sera rien: une éprouvante période de cinq ans de captivité s’ouvre pour les exilés.
Je pris la décision de me retirer du monde
Abd el-Kader à Eugène Daumas (Toulon, 1848)

D’abord transférés au château de Pau, puis à Amboise, l’émir et ses proches sont placés sous étroite surveillance… Cela ne les empêche pas de susciter la curiosité et la forte sympathie des Français. Les visiteurs se pressent aux portes des prisons successives. Désormais « mort pour le monde », Abd el-Kader étudie et correspond abondamment dans sa retraite forcée, sollicitant ses soutiens et n’aspirant plus qu’à sa libération.
Un lien spirituel avec le monde contemporain
Lorsqu’il s’installe avec les siens à Bursa (Brousse), dans l’actuelle Turquie, le 17 janvier 1853, Abd el-Kader retrouve enfin Les terres d’islam Dar al-Islam mais demeure sous surveillance française. Le tremblement de terre qui frappe la ville en 1855 entraîne son départ pour Damas, en Syrie. Il y devient un notable respecté, à la tête d’une large communauté d’émigrés algériens, et consacre ses journées à l’étude et à la pratique religieuse. En juillet 1860, Abd el-Kader acquiert une toute autre dimension en secourant plusieurs milliers de chrétiens visés par de violentes émeutes. Auréolé d’une reconnaissance mondiale, il peut à nouveau voyager librement en Orient.
Beaucoup de gens sensés du pays du Hedjaz et du Yémen viennent chez moi pour s’informer du canal de Suez. Je leur démontre l’utilité et le but de cette oeuvre. Alors ils partent, priant Dieu d’en hâter l’achèvement, après avoir eu des idées ridicules et fausses, comme c’est le propre de l’homme qui ignore la vérité des choses
Abd El-Kader à Ferdinand de Lesseps (La Mecque, 1863)
Enchaînant les pèlerinages et les retraites spirituelles, l’émir reste en prise avec les grands enjeux de son temps ; il visite les Expositions universelles de 1855 et de 1867 et soutient sans réserve le grand chantier d’avant-garde à l’oeuvre en Méditerranée, le canal de Suez. Convaincu que l’union de l’Orient et de l’Occident est nécessaire au progrès de l’humanité, il s’affirme comme un maître spirituel ouvert à la modernité.

Après sa mort en Syrie dans la nuit du 25 au 26 mai 1883, la diversité des rôles qu’il a assumés engendre de multiples appropriations. Il figure longtemps dans les manuels scolaires français comme l’adversaire dont la bravoure mais aussi la défaite illustrent la supériorité de la civilisation européenne. La personnalité de l’émir ressurgit après-guerre dans les plaidoyers en faveur de l’émancipation des Algériens musulmans. Durant la guerre d’indépendance, le parti communiste algérien le donne en exemple pour inciter les campagnes à la lutte. Enfin, en 1966, le gouvernement algérien obtient le rapatriement à Alger de son corps, jusqu’alors inhumé à Damas. Il devient le premier héros de l’histoire nationale, fondateur de l’État algérien, dont la statue équestre remplace celle du maréchal Bugeaud, ancien gouverneur général d’Algérie. Curieux de la nature humaine, grand savant musulman et soufi, il demeure apprécié pour ses écrits mystiques. À (re)découvrir, assurément !
Abd el-Kader au Mucem – Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, 1 Esp. J4 Marseille (IIe) jusqu’au 22 août 2022. t/ 04 84 35 13 13. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10h à 19h du 6 avril au 8 juillet 2022 et de 10h à 20h du 9 juillet au 22 août 2022. Tarif plein: 11€, tarif réduit: 7,50€. L’accès aux espaces extérieurs et jardins du Mucem est libre et gratuit dans les horaires d’ouverture du site. L’accès aux expositions est gratuit pour toutes et tous, le premier dimanche de chaque mois. Gratuité des expositions pour les moins de 18 ans, les demandeurs d’emploi, les bénéficiaires de minima sociaux, les visiteurs handicapés avec accompagnateur et les professionnels, pour les étudiants d’Aix-Marseille Université (AMU, Sciences Po Aix),l’INSEAMM (Beaux-Arts et Conservatoire), l’ENSAM et les artistes professionnels. Plus de renseignements ici